Nell « I'm on my way, drivin' at 90

1. Tu es dans ton siège, toute gazouillante, jouant avec l'air autour de toi. Tu entends les voix de tes parents fendre l'habitacle, danser habilement avec la musique. A tes côtés, ta sœur clame à qui veut l'entendre qu'elle veut aller faire pipi. Mais toi, tu te contentes juste d'inventer des histoires insensées, que tu auras de toute façon bientôt oublié. Tu babilles, insouciante de ce qui t'entoure. De temps à autre, ton regard capte le décor qui défile au travers de la vitre. Mais cette enfilade de vert, de gris et de marron te file le tournis. Alors, tu retournes à tes jeux invisibles. De temps à autre, tu serres Pedro, le nounours mexicain que ta tante t'avait ramené lors d'une excursion en Amérique Centrale. Tu as immédiatement aimé l'air un peu bête de l'ours, le sombrero qui le coiffait, les couleurs vives de son poncho et les petites maracas qui faisaient du bruit quand tu le secouais – au grand dam de tes parents. Tu portes Pedro à ton visage pour te frotter les yeux. Mais comme cela t'es impossible, tu le lâches. Et il tombe, finissant sa chute sur le sol de la voiture. Ta sœur ne peut pas te le ramasser, elle est trop petite. Alors, tu te mets à pleurer, espérant que quelqu'un détecte ta détresse. Ta mère se retourne un instant, tend son bras et l'agrippe avant de te le rendre. Elle t'adresse un court sourire tandis que tes mains attrapent la peluche. A tes côtés, ta sœur ressasse les mêmes mots. J'ai envie de faire pipi. Ta mère lui dit d'attendre, que papa ne peut pas aller plus vite. Pour détendre l'atmosphère, tu décides que ce serait drôle de jeter ta peluche sur ta sœur. Peut-être que Pedro pourrait lui apporter un peu de réconfort, qui sait ? Mais voilà qu'elle se met à pleurer, une fois que le projectile percute son visage. Ta mère se retourne et t'assène une tape sur la cuisse, laissant le nounours mexicain immobile sur le sol. Ta sœur, à son tour, te donne une claque. Alors, à ton tour, tu te mets à pleurer. C'est fou comme vous êtes en parfaite synchronisation, ta sœur et toi ! Ta mère dit quelques mots à ton père. Il soupire et finit par ralentir pour s'arrêter sur le bas côté. Ta mère descend de la voiture, emmenant ta sœur avec elle. Quelques secondes plus tard, elles reviennent toutes deux. Ta mère attache ta sœur, ton père fixe du regard la voiture qui arrive en face et qui ne roule pas très droit. Et toi, tu finis d'étouffer tes pleurs dans de nouveaux jeux invisibles. Tu relèves soudainement le regard lorsqu'un bruit monstre retentit, lorsque le choc se fait sentir, lorsque tu sens la voiture tourner. Tu as peur, tu te mets à pleurer. Tu sens que quelque chose va pas. Tu le sens, tu le sais. Mais le silence répond à tes pleurs. Les notes de silence, sur fond de voitures qui tournaient encore.
Il a fallu plus d'une heure avant que les secours n'arrivent. Avant qu'ils ne puissent extraire ton père, si immobile, à la respiration difficile. Il lutte encore, pour ces quelques parcelles de vie qui s'accrochent encore si ardemment à sa peau. Il essaie de marmonner quelque chose, mais ses mots s'étouffent dans sa gorge. Il tousse et crache du sang. Les secours se jettent des regards chargés de questionnements. Ils ne sont pas bons, ces regards. Quand ils ont pu extraire ton père de la carcasse de la voiture, ils lui administrent les premiers soins, le chargent dans l'ambulance avant de partir.
Ta mère n'est qu'un pantin désarticulé au pied d'un arbre. Son corps est, de temps à autre, agité d'infimes soubresauts. Ils sont plus faibles ; elle est prête à rendre les armes. Mais c'est pourtant celle qui a été le moins durement touchée. Elle avait fait demi-tour, ayant fait tombé quelque chose dans les feuilles mortes de la forêt. Elle a reçu le corps de ta sœur alors qu'il était sur la fin de sa chute, déjà mort. Elle n'a même pas eu le temps de comprendre ce qui se passait. Elle tient presque dans ses bras ta sœur.
Ta sœur qui, elle, semble si paisible, comme endormie. Pas un seul souffle ne passe par ses lèvres ou ses narines. Elle est déjà partie. Elle s'est prise la voiture de plein fouet et a été projetée avec violence contre un autre arbre. Au moins, elle ne souffre pas. Ça a été rapide, juste l'histoire de quelques secondes. Une poignée de secondes qui s'est écoulée aussi vite que du sable fin dans un poing fermé. Déjà, le sac noir se referme sur son visage tandis qu'on la hisse sur un brancard et qu'on la place dans une autre ambulance. Anne Grace Sullivan, cinq ans, décédée des suites d'un accident.
Et toi, ils ne comprennent pas. Tu continues de pleurer. Tu n'as pas cessé de pleurer depuis une heure. Ils tentent de t'extraire de ton siège de la voiture, et n'y parviennent qu'au prix de gros efforts. Ils tentent de t'ausculter, mais tu ne leur rends pas la tâche facile. Tu te débats comme un beau petit diable. Ils avisent la tâche de vomi sur ton gilet, la tâche foncée qui s'étale derrière ton cou. On te tient doucement, mais fermement, la tête, et l'un des secours te force à ouvrir les yeux. Pupilles dilatées, probable traumatisme crânien. On t'enserre alors dans un cocon étrange, peu agréable, peu confortable. Ils voulaient éviter les risques. On te charge d'urgence dans l'ambulance de ta mère. Un jeune homme te serre doucement entre ses bras. Tu sens sa respiration soulever doucement sa poitrine, le rythme affolé de son cœur.
Ta mère, comme si elle avait senti ta présence, tend difficilement une main vers toi. Elle te frôle et un mince sourire triste inonde son visage. A ce moment-là, elle perd connaissance. Et elle ne reviendra à elle que quelques mois plus tard.